7

Ite missa est. La messe de huit heures à San Francisco s’achève. À cette heure, les fidèles ne sont pas nombreux : quelques hommes debout ou sur les bancs latéraux, et une vingtaine de femmes agenouillées sur des coussins ou des carrés d’étoffe posés à même le sol. Sur ces dernières paroles et la bénédiction du prêtre, Lolita Palma ferme son missel, gagne la porte, trempe ses doigts dans l’eau du bénitier accolé au mur couvert d’ex-voto en cire et en laiton, se signe une dernière fois et sort de l’église. Elle ne va pas à la messe tous les jours, mais aujourd’hui aurait été l’anniversaire de son père : un homme pieux, quoique sans excès, qui assistait à cette messe avant de commencer sa journée de travail. Lolita Palma sait qu’il aimerait la voir là pour se souvenir de lui en ce jour particulier. Quant au reste, elle obéit convenablement aux préceptes de base de son éducation catholique : messe dominicale, communion de temps en temps après s’être confessée à un vieux prêtre ami de la famille, qui ne pose pas de questions dérangeantes et dont les pénitences restent légères. Cela s’arrête là. Habituée depuis l’enfance à beaucoup lire, fruit d’une éducation moderne, comme celle d’autres femmes de la bourgeoisie gaditane, l’héritière des Palma a une vision libérale du monde, des affaires et de la vie. Cela s’avère compatible avec la pratique formelle – sincère en ce qui la concerne – de la religion catholique, mais en modère les formes extrêmes, en la tenant à l’écart de la bigoterie habituelle de son sexe et de son temps.

La place est animée. Le soleil n’est pas encore très haut et la température estivale est agréable. Quelques étrangers d’une auberge voisine – celle de Paris, rebaptisée de la Patrie – prennent leur petit déjeuner autour de tables installées dans la rue, en regardant les passants. Les boutiquiers des commerces voisins ouvrent leurs portes et enlèvent les volets de leurs vitrines pour exhiber leurs marchandises. Des femmes agenouillées lavent les entrées des maisons et les trottoirs qui sont devant. D’autres aspergent d’eau les pavés ou arrosent les plantes des balcons. Retirant la mantille de sa tête pour la laisser tomber sur ses épaules – ses cheveux sont coiffés en arrière, rassemblés dans une natte enroulée et serrée sur la nuque, retenue par un court peigne en nacre –, Lolita range le missel dans la bourse de satin noir, laisse pendre l’éventail au bout du cordon attaché à son poignet droit et se dirige vers les boutiques situées entre les coins des rues San Francisco et de l’Ancien Consulat, où il y a des marchands de livres anciens et des étals de gravures et d’estampes. Avant de rentrer chez elle, elle a l’intention de descendre jusqu’à la place San Agustín pour retirer quelques livres et commander des journaux étrangers. Puis elle retournera au bureau, comme tous les jours.

Elle ne voit Pepe Lobo qu’au dernier moment, quand, juste devant elle, il sort d’une librairie un paquet sous le bras. Le corsaire porte une veste à boutons dorés, un pantalon de nankin qui descend jusqu’aux chevilles et des souliers à boucle. En la voyant, il s’arrête net et ôte son bicorne de marin.

— Madame, dit-il.

Lolita Palma lui rend son salut, un peu déconcertée.

— Bonjour, capitaine.

Elle ne s’attendait pas à cette rencontre. Lui non plus, visiblement. Il semble indécis, chapeau à la main, comme s’il hésitait entre le remettre ou non, poursuivre son chemin ou échanger quelques mots polis. Il en est de même pour elle. Mal à l’aise.

— Vous vous promenez ?

— Je sors de la messe.

— Ah.

Il la regarde avec intérêt, comme s’il s’était attendu à une autre réponse. Pourvu qu’il ne me prenne pas pour une punaise de sacristie, pense fugacement Lolita. L’instant d’après, elle s’en veut d’avoir eu cette pensée. Qu’est-ce que ça peut me faire, décide-t-elle. Ce que cet individu croit ou non.

— Vous fréquentez les librairies ? demande-t-elle, délibérément.

Le corsaire ne paraît pas percevoir le ton ironique. Il se tourne et regarde derrière lui, vers la boutique dont il vient de sortir. Puis il indique le paquet qu’il porte sous le bras. Il sourit pour minimiser la chose. Comme une brèche d’une blancheur d’ivoire dans le visage hâlé.

— Pas beaucoup, en dehors de mon métier, répond-il avec simplicité. Ça, c’est le Naval Gazetteer en deux volumes. Un capitaine anglais est mort des fièvres et ses affaires ont été vendues aux enchères. J’ai su que quelques livres avaient atterri ici.

Lolita acquiesce. Ce genre de ventes est fréquent sur le petit marché proche de la Porte de Mer, quand des navires reviennent de voyages dont la longueur s’est révélée fatale pour la santé d’un membre de l’équipage. Des condensés de vies exposés sur des bâches, à même le sol, semblables aux restes d’un naufrage : une sculpture en os de baleine, des vêtements, une montre, un couteau au manche noirci, un pichet d’étain avec des initiales gravées, un portrait de femme dans un médaillon, et parfois quelques livres. C’est bien peu de chose, que le contenu d’un coffre de marin.

— Comme c’est triste, dit-elle.

— Pour l’Anglais, à coup sûr. – Lobo donne de petites tapes sur le paquet. – Pour moi, c’est une chance. C’est un livre qu’il est bon d’avoir à bord…

Le corsaire se tait, laissant mourir le dernier mot. On dirait qu’il hésite entre conclure ici la conversation ou la prolonger encore un peu. Cherchant à établir la juste mesure entre la politesse et les circonstances particulières de la rencontre. Lolita aussi hésite. Et elle commence à s’amuser vaguement de la situation.

— Couvrez-vous, capitaine. Je vous en prie.

Il reste découvert, comme s’il se demandait s’il doit vraiment obéir, puis finit par remettre son chapeau. Il porte toujours la même veste, usée aux coudes, mais la chemise est neuve et propre, de fine batiste, avec une cravate blanche nouée à deux pointes. La gêne qu’elle devine chez lui finirait presque par l’attendrir. Cette maladresse diffuse, si masculine, jointe au regard tranquille qui parfois l’intrigue. Et je n’en vois pas la raison, se dit-elle ensuite. Ou en réalité, si, je la vois. Un homme de son métier, fait à des femmes d’un autre genre. Je suppose qu’il n’est pas habitué à nous traiter en patronnes ou en associées. À ce que ce soit nous qui lui donnions un emploi, ou que nous le lui enlevions.

— Vous connaissez la langue anglaise ?

— Je me défends, madame.

— Vous l’avez apprise à Gibraltar ?

Elle l’a dit sans réfléchir. Ou presque. En tout cas, elle se demande pourquoi. Il l’observe, songeur. Curieux, peut-être. Les yeux verts, si pareils à ceux d’un chat, soutiennent maintenant son regard. Sur ses gardes. Un chat prudent.

— Je parlais déjà anglais avant. Un peu, au moins. Mais c’est vrai. À Gibraltar, j’ai amélioré ma pratique.

— Évidemment.

Ils se regardent encore un moment, de nouveau silencieux.

En s’étudiant. Dans le cas de Lolita, c’est plus sur elle-même qu’elle s’interroge que sur l’homme qui lui fait face. Elle éprouve une curieuse sensation de curiosité mêlée de méfiance, à la fois pénible et agréable. La dernière fois qu’elle s’est trouvée en compagnie du corsaire, le ton de la conversation était différent. Professionnel et devant des tiers. Cela s’est passé il y a une semaine, pour une réunion de travail dans son bureau. Les Sánchez Guinea étaient présents, et il s’agissait de la liquidation du mistic français Madonna Diolet qui, après deux mois de formalités au tribunal maritime – en laissant un peu d’argent entre les griffes avides des fonctionnaires judiciaires –, avait enfin été déclaré de bonne prise avec sa cargaison de cuirs, blé et eau-de-vie. Une fois réglée la part du roi au Trésor royal, Pepe Lobo a pris en charge le tiers revenant à l’équipage : sur lequel, en plus des vingt-cinq pesos qu’il reçoit par mois comme avance sur les prises, lui revenaient sept parts. Il s’est chargé également des sommes dues aux familles des matelots morts ou blessés au cours des captures ; deux parts pour chacun, en plus de ce qui est versé par la caisse de secours destinée aux mutilés, veuves et orphelins. Dans le bureau, le comportement du capitaine a été rapide et efficace, très attentif à l’état des comptes : pas un seul chiffre des sommes dues à ses hommes n’a échappé à son attention. Il vérifiait tout, méthodique, avant d’apposer sa signature, page après page. Son attitude, a constaté Lolita Palma, n’était pas celle d’un homme soupçonneux qui craint que les armateurs ne trahissent sa confiance. Il se bornait à contrôler minutieusement le résultat : la somme pour laquelle lui et ses hommes jouaient leur vie, entassés dans l’espace confiné du cotre : vent, lames et ennemis au-dehors, promiscuité, odeurs et humidité au-dedans, avec une petite cabine à l’arrière pour le capitaine, une autre avec des couchettes séparées par un rideau pour le second, le maître d’équipage et l’écrivain, des hamacs de toile partagés par le reste de l’équipage au rythme des tours de quart, aucune protection contre le vent et la mer sur le pont découvert et toujours en mouvement, au gré des fortunes de mer et de guerre sans jamais pouvoir relâcher la vigilance, selon le vieil adage marin : « Une main pour toi et l’autre pour le roi. » Ainsi, en observant le corsaire pendant qu’il lisait et signait les papiers dans le bureau, Lolita Palma a pu avoir la confirmation qu’un bon capitaine ne l’est pas seulement sur mer mais aussi sur terre. Elle a également compris pourquoi les Sánchez Guinea estimaient tant Pepe Lobo et pourquoi, en un temps où l’on manque cruellement d’équipages, il y a toujours des matelots pour s’inscrire sur le rôle de la Culebra. « Il est de cette sorte d’individus, avait dit une fois Miguel Sánchez Guinea, pour qui les filles des ports deviennent folles et les hommes donneraient jusqu’à leur chemise. »

Ils restent debout dans la rue, près de la librairie d’ancien. Ils se dévisagent. Le corsaire porte la main à son chapeau en faisant mine de poursuivre son chemin. Soudain, Lolita découvre qu’elle ne souhaite pas qu’il s’en aille. Du moins, pas encore. Elle souhaite prolonger cette étrange sensation. L’inhabituel picotement de crainte ou de méfiance qui excite doucement sa curiosité.

— Pourriez-vous m’accompagner, capitaine ?… Je dois prendre des paquets. Des livres, justement.

Elle a dit cela avec un aplomb dont elle est la première surprise. Sereine, ou du moins est-ce l’impression qu’elle espère donner. Mais une légère pulsation s’intensifie dans ses poignets. Tump. Tump. Tump. L’homme l’observe un instant, un peu déconcerté, puis sourit de nouveau. Un sourire subit, franc. Ou qui semble l’être. Lolita s’arrête sur la ligne anguleuse et ferme de la mâchoire, où la barbe noire, bien que rasée ce matin très tôt, commence déjà à repousser. Les pattes basses, à la mode, qui arrivent jusqu’au milieu des joues, sont châtain sombre et fournies. Pepe Lobo n’est en rien un homme raffiné. Pas le genre capitaine Virués ou fils de bonne famille habitué des cafés gaditans et des promenades sur l’Alameda. Rien à voir. Il y a quelque chose en lui de fruste, accentué par l’insolite clarté des yeux félins. Quelque chose de type élémentaire, ou peut-être dangereux. Dos large, mains fortes, présence solide. Un homme, en somme. Qui : dangereux est le mot. Il n’est pas difficile de l’imaginer, les cheveux emmêlés, en manches de chemise, souillé de sueur et de sel. Hurlant des ordres et proférant des jurons dans la fumée des coups de canon et le vent qui siffle dans le gréement, sur le pont du cotre qui est son gagne-pain. Pas difficile non plus de l’imaginer froissant des draps sous le corps d’une femme.

Le dernier tour qu’ont pris ses pensées trouble Lolita Palma. Elle cherche quelque chose à dire pour masquer son état d’esprit. Elle et le corsaire descendent la rue San Francisco sans se regarder ni parler. À un pas l’un de l’autre.

— Quand reprenez-vous la mer ?

— Dans onze jours. Si la Marine nous livre les fournitures nécessaires.

Elle tient sa bourse dans ses mains, devant elle. Ils passent le coin de la rue du Bastion et le laissent derrière eux. Lentement.

— Vos hommes doivent être contents. Le mistic français a été une bonne affaire. Et nous avons une autre prise en cours de règlement.

— Oui. Mais, en fait, certains ont vendu par anticipation leur part de prise à des commerçants de la ville. Ils préfèrent avoir l’argent tout de suite, même si ça en fait moins, qu’attendre le jugement de la Marine… Et ils l’ont déjà dépensé, naturellement.

Lolita imagine sans effort les matelots de la Culebra dépensant leur argent dans les ruelles du Boquete et les bouges de la Caleta. Pas difficile non plus d’imaginer Pepe Lobo dépensant le sien.

— Je suppose que ce n’est pas mauvais pour notre affaire, avance-t-elle. Ils voudront retourner en mer pour se refaire et en avoir plus.

— Certains oui, d’autres moins. La vie n’est pas commode, au large.

Il y a des jardinières à tous les balcons et des grilles en fer forgé au-dessus d’eux. Comme un jardin suspendu qui s’étendrait le long de la rue. Devant une boutique de jouets, des gamins sales, coiffés de casquettes effilochées, contemplent avec convoitise les figurines et les chevaux en papier mâché, les tambours, les toupies et les carrioles accrochés aux montants de la porte.

— Je crains de vous avoir distrait de vos occupations, capitaine.

— Ne vous inquiétez pas. Je retournais au port. Au bateau.

— Vous n’avez pas de logement en ville ?

Non, répond le corsaire. Quand il était à terre, évidemment, il avait besoin d’un toit. Mais plus maintenant. Surtout avec les prix de Cadix. Garder un logement ou une chambre fixe coûte très cher, et tout ce qu’il possède tient dans sa cabine. À bord.

— C’est vrai. Mais vous êtes solvable, désormais.

De nouveau la brèche blanche qui s’ouvre dans le visage brûlé par le soleil.

— Un peu, oui. Comme vous dites… Mais on ne sait jamais. La mer et la vie sont de vraies garces… – il touche machinalement une corne de son chapeau. – Si vous me pardonnez cette dernière expression.

— Don Emilio m’a dit que vous lui avez laissé tout votre argent en dépôt.

— Oui. Lui et son fils sont d’honnêtes gens. Ils donnent un bon intérêt.

— Me permettez-vous une question personnelle ?

— Bien sûr.

— Qu’est-ce qui vous a conduit à la mer ?

Pepe Lobo tarde un moment à répondre. Comme s’il avait besoin de réfléchir.

— La nécessité, madame. Comme presque tous les marins que je connais… Seul un imbécile choisirait la mer par goût.

— Peut-être aurais-je été un de ces imbéciles, si j’étais née homme.

Elle a dit cela tandis qu’elle marche en regardant droit devant elle. Puis elle se rend compte que Pepe Lobo la contemple fixement. Quand elle lui rend son regard, elle lit dans les yeux du marin des traces d’étonnement.

— Vous êtes une femme étrange, madame. Permettez-moi de vous le dire.

— Pourquoi ne le permettrais-je pas ?

Au coin de la rue de la Viande et de l’église du Rosaire, un groupe d’habitants du quartier et de passants discute devant une affiche collée au mur du couvent. Il s’agit d’un avis de la Régence concernant les dernières opérations militaires, y compris l’échec de l’expédition du général Blake dans le comté de Niebla et l’annonce de la reddition de Tarragone aux Français. Près de l’affiche officielle en a été collée une autre, précisant en termes acerbes que la perte de la ville catalane est due à l’inaction du général anglais Graham qui n’a pas jugé bon de secourir la garnison espagnole. À part Cadix qui reste sauf derrière ses fortifications et ses canons, il ne vient du reste de la Péninsule que des mauvaises nouvelles : incompétence des généraux, indiscipline militaire, les Britanniques opérant à leur guise, et limites peu claires entre les guérillas et les bandes de brigands et d’assassins. De défaite en défaite, comme dit ironiquement le cousin Toño, jusqu’à la victoire finale. Quitte à boire la coupe jusqu’à la lie.

— Savez-vous que vous n’avez pas bonne réputation, capitaine ? Je ne parle évidemment pas de vos qualités de marin.

Un silence prolongé. Ils parcourent ainsi une vingtaine de pas, l’un près de l’autre, jusqu’à la petite place San Agustín. Qu’est-ce qui m’autorise à lui dire ça ? s’interroge Lolita, confuse. De quel droit ? Je ne reconnais pas cette idiote qui ose parler à ma place. Irritée et insolente envers un homme qui ne m’a rien fait et que je n’ai vu qu’une demi-douzaine de fois dans ma vie. Un moment après, en arrivant devant la librairie de Salcedo, elle s’arrête brusquement pour regarder le corsaire en face, dans les yeux. Sûre d’elle et décidée.

— Certains disent que vous n’êtes pas un homme d’honneur.

Elle est intriguée de n’observer aucun embarras, aucune contrariété chez Pepe Lobo qui demeure immobile, le paquet du Naval Gazetteer sous le bras. Son expression est sereine, mais cette fois il ne sourit pas.

— Je ne sais pas qui a dit ça, mais il a raison… Je n’en suis pas un. Et je ne prétends pas en être un.

Ni excuses, ni arrogance. Il a répondu avec naturel. Sans détourner le regard. Lolita penche légèrement la tête de côté. Elle pèse cette réponse.

— C’est étrange de vous entendre parler ainsi. Tous les hommes prétendent en être un.

— Eh bien, vous voyez. Pas tous.

— Votre cynisme me choque… Dois-je l’appeler ainsi ?

Un cillement rapide. Cette fois, enfin, il semble pris de court par le mot. Cynisme. Peut-être ne le connaît-il même pas, se dit-elle. Peut-être tout cela est-il naturel, dans sa condition. Dans sa vie, si différente de la mienne. Sur les lèvres du corsaire se dessine maintenant un fin sourire. Songeur.

— Appelez-le comme vous voudrez, mais ça présente certains avantages, dit Pepe Lobo. L’époque n’est pas aux politesses du genre « tirez le premier ». Ce n’est pas ça qui vous donne à manger… Même si ce n’est que le biscuit trempé dans l’eau, le lard rance et le vin baptisé d’un bateau.

Il se tait et s’attarde sur les alentours : le porche de l’église sous la statue du saint, le sol en terre battue de cette place tranquille où marchent des colombes, les boutiques ouvertes, la vitrine et les caisses de la librairie de Salcedo et de celles, voisines, des rues Hortal, Murguía et de Navarre avec leurs livres exposés. Il contemple tout comme quelqu’un qui ne fait que passer et regarde de loin, ou de l’extérieur.

— C’est agréable de converser avec vous, madame.

Aucune ironie dans le commentaire. Lolita s’en étonne.

— Pourquoi ?… Sûrement pas pour ce que je viens de dire. Je crains que…

— Il ne s’agit pas de ce que vous avez dit.

Elle réprime l’envie d’ouvrir son éventail et de s’en servir. Une envie intense.

— J’aimerais…

Le corsaire ne termine pas sa phrase. Un nouveau silence s’installe. Bref, cette fois.

— Je crois qu’il est temps que vous continuiez votre route, capitaine.

Il acquiesce, d’un air distrait. Ou absorbé.

— Naturellement.

Puis il touche une corne de son chapeau, murmure « Avec votre permission » et fait mine de partir. Lolita déplie l’éventail et l’agite quelques instants. Juste avant de s’en aller, Pepe Lobo fixe le paysage peint à la main. Elle remarque la direction de son regard.

— C’est un dragonnier, dit-elle. Un arbre exotique… Vous en avez déjà vu ?

Il reste immobile, la tête penchée légèrement de côté. Comme s’il n’avait pas bien entendu.

— À Cadix, ajoute-t-elle, il en existe quelques spécimens extraordinaires. Son nom latin est Dracaena draco.

Vous vous moquez de moi, disent les yeux du corsaire. En analysant son expression – confusion, curiosité –, Lolita voit se confirmer le secret plaisir que l’on éprouve à entraîner un homme dans un monde d’improbabilités.

— L’un d’eux est dans le patio de San Francisco, près de chez moi… Je vais l’admirer de temps en temps, comme on rend visite à un vieil ami.

— Et que faites-vous, une fois là ?

— Je m’assieds sur un banc qui est placé devant, pour le regarder. Et je pense.

Pepe Lobo change le paquet de bras, sans cesser de l’observer. Il reste ainsi un moment comme s’il contemplait une énigme, et elle sent que c’est très agréable d’être regardée ainsi. Cela lui rend un certain empire sur ses actes et ses paroles. C’est rassurant. Tout passe mieux, de cette façon.

— Vous vous y connaissez aussi en arbres ? finit-il par demander.

— Un peu. La botanique m’intéresse.

— La botanique, répète le corsaire dans un murmure presque inaudible.

— C’est ça.

Intrigués, les yeux félins continuent d’étudier les siens.

— Une fois, risque finalement Pepe Lobo avec précaution, j’ai participé à une expédition botanique…

— Pas possible !

Il confirme, visiblement satisfait de la surprise qu’il lit sur son visage. L’air amusé, il esquisse un léger sourire.

— En 1788, j’étais déjà deuxième officier sur le vaisseau qui a ramené ces gens avec leurs pots, leurs plantes, leurs graines et tout le reste. – Là, il marque une pause délibérée. – Et savez-vous le plus curieux ?… Devinez comment s’appelait le vaisseau en question.

L’enthousiasme de Lolita est sincère. C’est tout juste si elle ne bat pas des mains.

— En 1788 ? Mais bien sûr : le Dragon !… Comme l’arbre !

— Vous voyez. – Le sourire du corsaire s’élargit. – Le monde tient dans un mouchoir. Dragonniers et dragons.

Elle n’en finit pas de s’étonner. Étranges coïncidences, se dit-elle. La vie en est pleine.

— Je n’arrive pas à y croire… Il y a vingt-trois ans, vous avez ramené de Callao en Espagne don Hipólito Ruiz !

— Ça, je ne me rappelle pas comment s’appelaient ces messieurs. Mais vous savez sûrement de quoi vous parlez.

— Évidemment… L’expédition du Chili et du Pérou a été très importante : ces plantes sont aujourd’hui au Jardin botanique de Madrid. Et j’ai chez moi plusieurs livres publiés par don Hipólito et son compagnon Pavón… Tout y est consigné, même le nom du navire !

Ils s’étudient mutuellement encore une fois. C’est elle qui finit par rompre le silence.

— Comme c’est intéressant. – Son ton est à présent plus serein. – Il faudra me raconter tout ça, capitaine. J’aimerais beaucoup.

Une nouvelle pause. Très brève. Une lueur fugace dans le regard du corsaire.

— Aujourd’hui ?

— Non, pas maintenant. – Elle hoche doucement la tête. – Un autre jour, peut-être… Quand vous serez de retour au port.

 

*

 

Sérieux, rudes, virils, trois hommes sont assis sur des chaises de paille à l’ombre de la treille. Ils roulent le tabac de la blague qui passe de main en main, font jaillir des étincelles de la pierre du briquet pour enflammer l’amadou et allumer le cigare. Le cruchon en verre à moitié plein de vin a déjà circulé quatre fois.

— Deux mille douros, dit Curro Panizo. À répartir entre nous.

Panizo est un saunier voisin et ami de Felipe Mojarra, qui le regarde d’un air pensif. Tenté par l’idée. Cela fait un moment qu’ils discutent les détails de l’affaire.

— Les nuits sont courtes, mais ça nous laisse le temps, insiste Panizo. Nous pouvons nous approcher par l’étier en nageant sans faire de bruit, comme mon fils et moi l’autre nuit.

— Jusqu’où vous êtes allés ?

— Jusqu’à la Matilla, près du quai. Là, nous avons vu deux autres chaloupes, mais plus loin. Plus difficiles à attraper.

Mojarra s’empare du cruchon, rejette la tête en arrière et boit un long trait de vin rouge. Puis il le passe à son beau-frère Bartolo Cárdenas – très maigre, noueux, les mains comme des sarments – qui boit à son tour et le donne à Panizo. Le soleil se reflète sur l’eau immobile des salines proches et estompe au loin les bois de pins et les contours arrondis des hauteurs de Chiclana. Le logis de Mojarra – une humble masure de deux pièces et une cour avec des treilles, des géraniums et un minuscule potager – se trouve à la sortie du bourg de l’île de León, entre celui-ci et l’étier Saporito tout proche, au bout de la longue rue qui part de la place des Trois Croix.

— Redis-moi ça encore une fois, demande Mojarra. En détail.

Une chaloupe canonnière, répète patiemment Panizo. Environ quarante pieds de long. Amarrée dans l’étier Alcornocal, près du moulin de Santa Cruz. Gardée par un caporal et cinq soldats qui tuent le temps en dormant, parce que le coin est tranquille pour les gabachos. Lui et son fils sont tombés sur la chaloupe en faisant une reconnaissance pour savoir si les autres continuaient à tirer du sable pour leurs fortifications. Ils sont restés toute la journée cachés dans les broussailles en étudiant les lieux pour préparer le coup. Et ce n’est pas difficile. Au-delà de l’étier du Camarón, par les marais et les étiers secondaires jusqu’au grand étier, en évitant d’être vus de la batterie anglaise de San Pedro. Ensuite, jusqu’à l’Alcomocal, tout doucement et à la nage. Le reflux et les rames aideront pour le retour. Et si, là-dessus, un bon vent vient souffler, je ne te dis pas.

— Ça ne va pas plaire à nos militaires, objecte Mojarra.

— Ils n’osent pas s’enfoncer si loin. Et s’ils le faisaient, ils garderaient la prime pour eux sans nous en filer un réal… C’est beaucoup d’argent, Felipe.

Curro Panizo a raison, Mojarra le sait. Plutôt deux fois qu’une. Les autorités espagnoles paient vingt mille réaux d’argent de récompense pour la capture d’une chaloupe canonnière, obusière ou bombardière ennemie, ou pour une felouque ou une barque armée d’un canon. Elles donnent également dix mille réaux pour une embarcation armée de moindre importance et deux cents pour chaque marin ou soldat ennemi prisonnier. Et précision importante : afin d’inciter à ce genre de captures, elles paient vite et comptant. Ou c’est du moins ce qu’elles disent. En ces temps de pénuries, quand presque tous les marins et nombre de militaires ont vingt soldes de retard et que toutes les réclamations se heurtent à un laconique « nous n’avons pas les moyens de vous aider », empocher en une nuit deux mille douros en bonne monnaie serait faire fortune. Surtout pour des pauvres comme eux : ex-braconniers et sauniers de l’Île, dans le cas de Mojarra et de son ami Panizo ; ouvrier à la corderie de la Carraca, dans celui du beau-frère Bartolo Cárdenas.

— Si les mosiús nous prennent, nous sommes cuits.

Panizo a un sourire de convoitise. Il est chauve, le crâne brûlé par le soleil et la barbe semée de poils gris. Couteau à écorcher glissé dans la large ceinture – qui fut noire et est maintenant d’un gris passé – et chemise rapiécée et pleine de reprises. Culotte de toile marine jusqu’aux jarrets et pieds nus, aussi calleux que ceux de Mojarra.

— Pour ce prix-là, je veux bien qu’ils essayent, dit-il.

— Et moi de même, renchérit le beau-frère Cárdenas.

— Qui ne risque rien n’a rien.

Ils sourient tous les trois en laissant voguer leur imagination. Aucun d’eux n’a vu, dans sa vie, une telle quantité d’argent réunie d’un coup. Ni d’un coup, ni de plusieurs.

— Ça serait pour quand ? demande Mojarra.

On entend au loin une détonation, et tous trois regardent au-delà du Saporito, vers l’est et les étiers qui pénètrent dans les terres en direction de Chiclana. Ordinairement, les Français ne bombardent pas à cette heure-là, mais on ne sait jamais. En général, ils tirent sur l’Île quand il y a un combat sérieux sur un point du front ou, fréquemment, la nuit. Beaucoup de gens vivent terrés dans les celliers ou les caves des maisons qui en disposent. Celle des Mojarra n’en fait pas partie ; quand les bombes tombent à proximité, le seul moyen d’être en sécurité est de se réfugier dans le couvent du Carmel, à San Francisco ou dans l’église paroissiale qui a d’épais murs de pierre. Cela, quand on a le temps. Si les bombes arrivent à l’improviste, il n’y a plus qu’une solution, se coller contre un mur en serrant les enfants dans ses bras et prier.

La femme de Mojarra – chignon noir mal ajusté, peau abîmée, seins affaissés sous la chemise de toile grossière – a entendu, elle aussi, le lointain coup de canon. Elle apparaît à la porte en s’essuyant les mains à son tablier et regarde du côté de Chiclana. Elle ne montre pas de peur, juste de la résignation et de la fatigue. D’un coup d’œil muet, son mari la fait rentrer.

— On pourrait faire ça dans cinq jours, dit Curro Panizo en baissant la voix. Quand il n’y aura pas de lune et qu’il fera nuit noire.

— Ils l’auront peut-être changée de place.

— Elle y est à demeure, amarrée au petit môle. Ils s’en servent pour prendre l’étier en enfilade et tirer contre la batterie anglaise de San Pedro… C’est un déserteur que nous avons cueilli en revenant qui nous l’a dit : il s’était caché dans la lagune de la Pelona en attendant qu’il fasse nuit pour passer de ce côté à la nage.

— Et tu dis que la chaloupe a un canon ?

— Nous l’avons vu. Un gros. De 6 à 8 livres, a dit le gabacho.

Fumée de tabac roulé, nouveau tour du cruchon. Ils s’observent mutuellement, graves. Tous savent de quoi ils parlent.

— Trois, c’est peu.

— Je viendrai avec mon garçon, dit Panizo.

Le garçon a quatorze ans. Il s’appelle Francisco, comme son père : et avec les mêmes diminutifs, Curro, Currito. Intelligent et vif comme un écureuil des pinèdes. Trop jeune pour s’enrôler dans les chasseurs, il accompagne son père de temps en temps en reconnaissance dans les étiers. Pour l’heure, il est assis à trente pas, sur la berge du Saporito, une ligne à la main, en tâchant de pêcher quelque chose. Panizo lui a dit de rester là et de ne pas les déranger avant qu’on l’appelle. Même s’il est assez âgé pour risquer sa vie, il ne l’est pas assez pour assister à des conversations d’hommes. Ni pour avoir droit au cruchon et au tabac.

— En plus, nous serions trop repérables, fait valoir le beau-frère Cárdenas. Les Anglais pourraient nous tirer dessus depuis la batterie de San Pedro, ou les nôtres depuis Maseda… Ou au retour, s’ils nous prennent pour des gabachos.

— Quatre, c’est bien, conclut Mojarra. Nous, et le gamin.

Panizo compte sur ses doigts.

— Et puis ça fait un compte rond : cinq cents douros pour chacun.

Le beau-frère Cárdenas jette un regard interrogateur à Mojarra, mais celui-ci ne bronche pas. Le garçon prendra les mêmes risques que les autres, et c’est donc bien ainsi. Entre Curro Panizo et lui, le mot ami n’est pas seulement un mot.

— On doit pouvoir le faire, dit-il.

Le dernier tour a vidé le cruchon. Le saunier se lève, le prend par le col et entre dans la maison pour le remplir. Le vin est mauvais, âpre ; mais c’est le seul qu’il y a. Il réchauffe le ventre et stimule l’esprit. Près du foyer éteint sous la hotte de la cheminée, Manuela Cárdenas, la femme, prépare le repas, aidée par une fille de onze ans : un sobre gaspacho avec une gousse d’ail, des morceaux de piment séché pilés dans un mélange d’huile, de vinaigre, d’un peu d’eau et de pain. Deux autres filles – une de huit ans et une de cinq – jouent par terre avec des bouts de bois et une pelote de ficelle, à côté de la belle-mère, une vieille à demi impotente qui somnole sur une chaise près de la jarre d’eau. L’aînée, Mari Paz, est toujours femme de chambre à Cadix, chez les dames Palma. Avec ce qu’elle apporte et les rations que son père reçoit de la compagnie de chasseurs, dans cette maison on peut manger et boire.

— Ce sont cinq mille réaux, chuchote Mojarra quand il est près de sa femme.

Il sait qu’elle a tout entendu. Elle le regarde en silence, de ses yeux fatigués. Sa peau fanée et les rides précoces autour des yeux et de la bouche trahissent les ravages du temps, les fatigues domestiques, la pauvreté perpétuelle, sept accouchements en quelques années, dont trois ont mal tourné. Pendant qu’il remplit le cruchon avec le vin d’une dame-jeanne doublée d’osier, le saunier devine dans ce regard ce que les mots ne disent pas. C’est aller bien loin, mon mari, avec les gabachos qui sont là-bas, presque au bout du monde, et personne ne nous paiera s’ils te tuent. Personne ne rapportera plus de quoi manger si tu restes pour toujours dans les étiers. Tu prends déjà trop de risques, chaque jour, pour aller encore défier le sort de cette manière.

— Cinq mille réaux, insiste-t-il.

La femme détourne le regard, inexpressive. Fataliste, comme son époque, sa condition, sa race exploitée. Le beau-frère Cárdenas, qui sait écrire et compter, a déjà fait le calcul : 3 000 pains de froment de 2 livres, 250 paires de chaussures, 300 livres de viande, 800 de café moulu, 2 500 chopines de vin… Voilà les choses que, parmi bien d’autres, ils pourront acheter si Felipe Mojarra ramène en remorque, à la rame ou comme Dieu voudra, cette chaloupe canonnière française du moulin de Santa Cruz à travers une demi-lieue d’étiers, de marais et de désert. De la nourriture, de l’huile pour la lampe, du bois pour cuisiner et chauffer la maison en hiver, des habits pour les filles qui vont à moitié nues, un toit pour la maison, des couvertures neuves pour la paillasse de la pièce aux murs enfumés où ils dorment tous ensemble, parents et enfants. Un adoucissement de cette misère que seuls soulagent un poisson péché dans les étiers ou un oiseau des salines abattu à coups de fusil, avec toujours plus de difficultés : même le braconnage, qui permettait auparavant de se débrouiller, est parti au diable à cause de la guerre, avec toute une armée retranchée dans l’Île.

Le saunier retourne dehors, plissant les yeux devant le scintillement du soleil sur les eaux tranquilles des étiers et des marais. Il passe le cruchon à son ami et à son beau-frère qui boivent à la régalade, le jet de vin coulant directement dans leur gorge. Ils font claquer leur langue, satisfaits. Les couteaux ouverts hachent le tabac dans les paumes calleuses. Ils roulent d’autres cigares. La longue file des forçats qui reviennent lentement de travailler aux fortifications de Gallineras, escortés par des fusiliers marins, se découpe à contre-jour sur le chemin qui longe l’étier Saporito et mène à l’arsenal de la Carraca.

— Nous partirons dans cinq jours, dit Mojarra. À la nuit noire.

 

*

 

Du quai de la Jarcia de Puerto Real, Simon Desfosseux observe la côte ennemie proche. Son œil professionnel, habitué à calculer des distances réelles ou à l’échelle des cartes, agit avec la précision minutieuse d’un télémètre : il est à trois milles tout juste de la pointe de la Cantera, un mille et six dixièmes de la pointe de la Clica, un mille et demi de la Carraca et de la puissante batterie qui défend l’angle nord-ouest de l’arsenal, celle de Santa Lucia, située autour de l’ancien bagne, bien armée par les Espagnols de vingt bouches à feu, y compris des canons de 24 livres et des obusiers de 9 pouces. Tout ce déploiement qui se prolonge en croisant les angles de tir avec d’autres batteries rend inexpugnable la ligne ennemie dans ce secteur, car il tient en enfilade les canaux que pourraient emprunter les attaques françaises, et permet en outre d’appuyer les incursions des canonnières qui harcèlent périodiquement les troupes impériales. C’est ce qui s’est passé il y a trois jours, quand une flottille de bateaux mouillés devant Puerto Real, très près du quai, a été attaquée par des chaloupes parties de la côte ennemie pendant la nuit. Le lever du jour a révélé dix chaloupes canonnières, quatre obusières et trois bombardières espagnoles déployées en ligne de combat et, tout le temps que la marée leur a été favorable, elles ont tiré plus de vingt grenades et deux cents boulets rasants en causant beaucoup de dégâts aux bateaux, aux équipages et aux constructions proches du rivage, avant de se replier sur leur base. À elle seule, celle que l’on appelle la Grande Maison ou Maison des Rosa, qui sert de magasin de munitions et de corps de garde, a été touchée onze fois. Bref, un petit désastre. Avec des morts et des blessés. C’est la raison pour laquelle le maréchal Victor, fou de rage jusqu’à la pointe de ses favoris, a abreuvé de noms d’oiseaux, dans son langage de soudard, le général Menier actuellement à la tête de la division responsable de Puerto Real, en le traitant de parfait inutile, et a fait venir en toute hâte Simon Desfosseux, avec les pleins pouvoirs et l’ordre d’étudier la situation pour faire en sorte qu’une saloperie pareille – ce sont les mots du maréchal transmis tels quels de vive voix – ne puisse jamais se reproduire.

Le maréchal des logis Labiche, que Desfosseux a pris avec lui pour l’aider, le rejoint. Le sous-officier n’est certes pas un prodige d’efficacité ni d’esprit combatif, mais il est le seul dont puisse disposer le capitaine en ce moment. Labiche présente au moins l’intérêt de sauver les apparences. Comme si le changement d’air lui avait insufflé une énergie nouvelle – ou peut-être se soulage-t-il sur des têtes inconnues de l’ennui et de la grogne accumulés au Trocadéro –, l’Auvergnat ne cesse depuis hier de hurler ses ordres comme un contremaître de chantier et d’insulter la garnison locale en proférant d’horribles jurons.

— Les canons sont là, mon capitaine.

— Alors dégagez-les, je vous prie. Faites préparer les affûts.

On sent l’odeur de la marée basse. Les taches blanches des mouettes posées près des bateaux échoués dans la vase – il ne reste de certains que des membrures calcinées – parsèment la frange verdâtre laissée à découvert, face au quai qu’arpente Desfosseux au milieu d’une foule de soldats qui vont et viennent avec des voitures et des chariots. Le capitaine a étudié la situation hier matin, dès son arrivée au village ; l’après-midi, il a mis les hommes au travail, et il a continué toute la nuit et toute la matinée sans se reposer. Il est maintenant plus de quatre heures, et une section de sapeurs assistés – avec beaucoup de mauvaise volonté, vu la chaleur – de fantassins et d’artilleurs de marine finit d’empiler les derniers sacs remplis de boue et de sable pour protéger le nouveau bastion : une demi-lune, d’où six canons de 8 livres pourront couvrir tout le front maritime du village. En principe.

Desfosseux s’approche pour jeter un coup d’œil aux tubes de fer qui attendent sur la place, sur des chariots attelés à des mules. Ce sont de vieilles pièces d’artillerie de six pieds de long et pesant plus d’une demi-tonne amenées d’El Puerto de Santa María et destinées à être adaptées aux affûts de type Gribeauval qui ont été solidement arrimés sur leurs emplacements. La hâte du duc de Bellune obligera les canons à tirer à barbette, sans meurtrières ni autre protection pour les artilleurs que le mur de sacs et de boue étayé par des planches et des pieux plantés dans la terre, de trois à cinq pieds de haut, qui forme le bastion. Cela suffira pour tenir à distance les canonnières espagnoles, estime Desfosseux, en tout cas pendant le jour ; bien que certaines nouveautés dans le dispositif de l’artillerie ennemie le préoccupent, comme il l’a manifesté à ses supérieurs. Un officier anglais, qui vient de passer aux lignes françaises à la suite d’un duel, a mis les informations à jour : canons de plus grande portée dans la batterie du Lazareto, renforcement des redoutes britanniques de Sancti Petri et de Gallineras Altas, davantage de Portugais à Torregorda et d’artillerie dans cette position, avec des pièces de 24 livres et des caronades de 36, anglaises. Tout cela est en dehors du territoire de Desfosseux et ne l’inquiète pas trop ; en revanche, il y a cette nouvelle menace directe contre le Trocadéro : le projet d’utiliser le ponton du vaisseau Le Terrible comme batterie flottante pour tirer par élévation sur le fort Luis et la Cabezuela, afin de faire taire le feu de Fanfan sur Cadix. Ou d’essayer. Dans cette combinaison du jeu des quatre coins, de châteaux de cartes et de dominos qu’est le siège de la baie, chaque nouveauté ou chaque mouvement, même minime, peut entraîner des conséquences infinies. Et l’artillerie impériale, avec Simon Desfosseux au centre de l’écheveau, joue le triste rôle du pompier qui doit affronter un incendie avec juste un baquet d’eau et qui court en tous sens sans y parvenir.

Ôtant sa veste d’uniforme, sans souci de son grade, le capitaine prête main-forte aux hommes qui, dirigés par le maréchal des logis Labiche, déchargent les canons dans un grand concert de grincements de câbles et de poulies, et les installent sur les affûts de bois peint en vert olive. Ceux-ci ont leur base en forme de plan incliné, avec un châssis de roues sur une plate-forme de rails qui limite le recul du tir. Le poids de chacun des longs tubes de fer rend l’installation lente et pénible, aggravée par le manque d’expérience des hommes : une telle maladresse, estime Desfosseux, leur mériterait d’être passés sur-le-champ par les baguettes. Mais il ne leur en veut pas. Parmi les six régiments qui couvrent le front du Trocadéro jusqu’à Sancti Petri, usés par la pénurie et les pertes inhérentes à la guerre, il y a une alarmante insuffisance d’artilleurs. Dans ce contexte, même un Labiche, avec toute sa mauvaise volonté, est un luxe : au moins, il connaît son métier. Dans les batteries qui tirent sur le périmètre urbain de Cadix, Desfosseux s’est vu obligé de compléter les effectifs avec de l’infanterie de ligne. Et ici même, sur le quai de Puerto Real, hormis deux brigadiers, cinq soldats et trois artilleurs de marine qui sont venus avec les canons d’El Puerto de Santa María – les liserés rouges de leurs vestes bleues les distinguent des plastrons blancs de l’infanterie –, tous ceux qui serviront les pièces appartiennent également aux régiments de ligne.

Cric, croc, grince l’affût. Le capitaine se jette en arrière, évitant à quelques pouces près qu’une roue ne lui écrase le pied. Qu’ils aillent tous au diable ! pense-t-il. Lui-même, les canonnières espagnoles, le maréchal Victor avec ses coups de gueule irraisonnés. N’importe quel officier aurait pu s’occuper d’installer des canons à Puerto Real ; mais, ces derniers mois, dès qu’une bombe passe en l’air, quelle qu’en soit la direction, le duc de Bellune et son état-major considèrent que c’est l’affaire exclusive de Simon Desfosseux. Je vous donne tout ce que vous me demandez, mon petit capitaine, a dit Victor la dernière fois. Ou tout ce que je peux vous donner. Donc, débrouillez-vous et ne me cassez pas les pieds, sauf si c’est pour m’annoncer une bonne nouvelle. La conséquence en est que tous les officiers artilleurs et chefs supérieurs du Premier Corps sans exception, y compris le général commandant l’arme, d’Aboville – qui a remplacé Lesueur –, vouent à Desfosseux une haine sauvage à peine dissimulée par le respect des manières et de la discipline : ils l’appellent « l’œil du maréchal ». Le génie de la balistique, le prodige de Metz, etc. Pour s’en tenir au plus courant. Le capitaine sait que n’importe lequel de ses chefs et collègues donnerait un mois de sa solde pour qu’un de ses Villantroys-Ruty lui explose à la figure ou qu’une bombe espagnole leur fasse la joie de l’expédier dans un monde meilleur. Bref, pour qu’il passe l’arme à gauche, comme on dit par euphémisme dans l’armée impériale.

Desfosseux tire sa montre de la poche de son gilet : cinq heures moins cinq. Il ne souhaite qu’une chose, terminer et revenir à la redoute de la Cabezuela, près de Fanfan et de ses frères qu’il a laissés sous la garde du lieutenant Bertoldi. Il a beau savoir qu’ils sont en de bonnes mains, il s’inquiète de ne pas avoir entendu le moindre coup de canon venant de ce côté. Ils avaient prévu qu’avant le coucher du soleil, si le vent n’était pas contraire, ils exécuteraient huit tirs sur Cadix : quatre bombes inertes remplies de plomb et de sable, et quatre pourvues de charges explosives.

Ces derniers temps, le capitaine est satisfait. L’arc qui, sur la carte de la ville, indique le rayon d’action des impacts se déplace petit à petit vers la partie occidentale du périmètre urbain, couvrant plus d’un tiers de sa surface. D’après les informations reçues, trois des dernières bombes lestées de plomb sont tombées près de la tour Tavira, dont la hauteur fait un excellent repère pour orienter le tir. Cela signifie que les impacts ne sont plus distants que de 190 toises de la place principale de la ville, la place San Antonio, et de 140 de l’oratoire de San Felipe Neri où se réunissent les Cortès insurgées. Avec ces données, Desfosseux voit l’avenir avec optimisme : il a la certitude que, très vite, dans des conditions climatologiques favorables, ses bombes dépasseront les 2 700 toises. Pour le moment, le tir orienté vers la partie de la baie contiguë à la ville où mouillent les navires de guerre anglais et espagnols a permis d’en toucher quelques-uns. Sans beaucoup de précision et sans grands dommages, c’est vrai, mais en forçant les bateaux à lever l’ancre et à mouiller un peu plus loin, face aux forts de la Candelaria et de Santa Catalina.

Presque tous les canons de 8 livres sont désormais sur leurs affûts. Les soldats tirent sur les cordes et poussent, suants et sales. Imposants comme toujours, les sapeurs travaillent consciencieusement et en silence. Les artilleurs leur laissent le plus dur du travail et essayent de ne faire que le strict nécessaire. Quant aux hommes de l’infanterie, ils traînent autant qu’ils le peuvent. Labiche en gifle un, avec une méchanceté appliquée. Puis il lui botte le cul.

— Je vais t’apprendre à vivre, canaille !

Desfosseux appelle le sous-officier pour le prendre à part. Ne les battez pas devant moi, lui dit-il à voix basse pour ne pas le désavouer devant ses hommes. Labiche hausse les épaules, crache par terre, retourne à son affaire et, cinq minutes plus tard, distribue de nouveaux horions.

— Je vais vous massacrer !… Bande de fainéants ! Minables !

L’absence de brise rend la chaleur plus épaisse. Desfosseux essuie la sueur de son front. Puis il ramasse sa veste et s’éloigne du quai, en direction d’une jarre pleine d’eau placée à l’ombre au coin de la rue de la Croix Verte, près de la guérite de la sentinelle. Presque toutes les maisons de Puerto Real ont été abandonnées par leurs habitants espagnols, de gré ou de force. Le village est un immense campement militaire. Les grandes grilles de fer forgé des maisons qui descendent jusqu’au sol sur les façades de la rue laissent voir des intérieurs dévastés, vitres cassées, portes et meubles en mille morceaux, paillasses et couvertures par terre. Partout des tas de cendres des feux de bivouac. Les cours transformées en écuries puent le crottin de cheval et des essaims de mouches bourdonnent, insupportables.

Le capitaine boit dans une louche, puis s’assied à l’ombre pour tirer d’une poche une lettre de sa femme – la première en six mois – qu’il a reçue hier matin avant de quitter la batterie de la Cabezuela. C’est la cinquième fois qu’il la lit, et elle continue à ne pas susciter en lui de réelles émotions. Mon cher mari, écrit-elle. J’élève vers Dieu mes prières pour qu’il te conserve en vie et en bonne santé. La lettre a été rédigée il y a quatre mois et contient une relation minutieuse et monotone des événements familiaux, naissances, mariages et enterrements, petits incidents domestiques, échos d’une ville et de vies lointaines que Simon Desfosseux parcourt avec indifférence. Même la rumeur que vingt mille Russes s’approchent des frontières de la Pologne et que l’empereur prépare une guerre contre le tsar ne réveille pas son intérêt : Pologne, Russie, France, Metz, tout cela est trop loin. Autrefois, cette indifférence l’inquiétait. Beaucoup. Elle s’accompagnait même de quelques remords. C’était surtout au début, quand il descendait avec l’armée vers le sud dans un paysage inconnu et incertain, en s’éloignant de plus en plus d’un monde en apparence équilibré. Mais c’est fini. Installé depuis longtemps dans la certitude routinière et géométrique de l’espace limité qu’il habite désormais, ce manque d’intérêt pour tout ce qui se passe au-delà des 3 000 toises de portée s’avère extrêmement utile. Presque confortable. Il l’exonère de mélancolies et de nostalgies.

Desfosseux plie la lettre et la remet dans sa poche. Puis il observe un moment les travaux de la demi-lune du quai et regarde en direction du Trocadéro. Il continue d’être soucieux de ne pas entendre Fanfan et ses frères. Pendant quelque temps, il s’abîme dans des calculs, trajectoires et paraboles, se laissant emporter comme on s’enfonce dans les vapeurs de l’opium. La tour Tavira, se souvient-il, heureux : presque à l’intérieur, enfin, de leur rayon d’action. Magnifique nouvelle. Le centre de Cadix à portée de main. Le dernier pigeon voyageur qui a traversé la baie a apporté un minuscule plan de cette partie de la ville, avec les points exacts d’impact : deux dans la rue de Recaño, un dans celle du Vestiaire. Le lieutenant Bertoldi en sautait de joie. Comme cela lui arrive souvent, Desfosseux pense à l’agent qui envoie toutes ces informations : l’individu dont le travail plein de risques aide à marquer de points victorieux le plan de la ville. Il le suppose espagnol d’origine, ou français naturalisé de longue date. Il ne sait rien de son aspect, de son nom et de son travail. Il ignore si c’est un militaire ou un civil, un enthousiaste désintéressé ou un simple mercenaire, un traître à sa patrie ou le héros d’une cause noble. Ce n’est même pas lui qui le paye : l’état-major s’occupe de tout. Son seul lien direct, ce sont les pigeons voyageurs et les traversées secrètes qu’un contrebandier espagnol, que l’on appelle le Mulâtre, exécute entre les deux rives. Mais ce Mulâtre en dit le moins possible. Il doit s’agir en tout cas d’un agent qui obéit à de puissantes raisons. Très courageux et solide, à voir ce qu’il fait. Vivre à l’ombre de la potence ruinerait les nerfs de n’importe quel homme normalement constitué. Desfosseux sait que lui-même serait incapable de rester ainsi, seul en terrain ennemi, sans pouvoir faire confiance à personne, avec constamment la peur des pas de soldats ennemis ou de policiers dans l’escalier, exposé jour et nuit au soupçon, à la délation, à la torture et à la mort ignominieuse réservée aux espions.

Les canons sont maintenant installés sur leurs affûts et pointés sur la baie au-dessus du parapet. Le capitaine se lève, quitte l’ombre protectrice et revient au quai pour superviser les ajustements définitifs. En chemin, il entend une détonation qui vient de l’ouest. Il s’agit d’un pououm-bang ! puissant, qu’il connaît très bien. Son oreille exercée ne le trompe pas sur la distance : le tir a retenti à deux milles et demi. Il s’arrête pour regarder dans cette direction, au-delà de la rive proche du Trocadéro, et, trente secondes plus tard, lui parvient un autre coup de canon semblable, suivi d’un troisième. Debout sur le terre-plein du quai, mettant une main en visière, Desfosseux sourit, réjoui. Les tirs des Villantroys-Ruty de 10 pouces sont absolument impossibles à confondre : parfaits, compacts, l’explosion de leur charge est nette, l’écho qui suit est clair. Pououm-ba ! Encore un autre, le quatrième. Un brave garçon, ce Maurizio Bertoldi. Il sait faire son devoir.

Pououm-bang ! Le cinquième coup remplit de fierté le capitaine que parcourt une agréable onde de satisfaction. C’est la première fois qu’il écoute de loin tirer les obusiers de la Cabezuela, sans être présent dans la batterie et attentif à chaque détail. Mais tout ce qu’il entend semble parfait. Merveilleusement bien. Le dernier tir est venu de Fanfan : il se différencie par une certaine nuance dans la phase initiale de la détonation, plus grave et plus sèche que les autres. Le reconnaître de si loin émeut Simon Desfosseux, qui ressent une étrange tendresse. Comme un père qui verrait son enfant marcher pour la première fois.

 

*

 

— Quoi ? Il a disparu ?… Vous vous moquez de moi ?

— Oh non, monsieur. Dieu m’en garde !

Un silence tendu. Prolongé. Rogelio Tizón soutient, imperturbable, le regard furieux de l’intendant général et juge du Crime et de la Police, Eusebio García Pico.

— Cet homme était détenu, Tizón. Il était sous votre responsabilité.

— Il s’est évadé, je vous dis. Ce sont des choses qui arrivent.

Ils sont dans le bureau de García Pico, celui-ci assis derrière sa table étincelante – elle est nette de tout papier –, près d’une fenêtre par laquelle on voit la cour de la Prison royale. Tizón est debout, un portefeuille de documents dans les mains. Avec l’envie d’être partout sauf là.

— Évadé dans des circonstances étranges, murmure enfin García Pico comme pour lui-même.

— C’est vrai, monsieur l’intendant. Nous menons une enquête approfondie.

— Hum… Approfondie, jusqu’où ?

— Je vous l’ai dit. Approfondie.

C’est une manière de résumer l’affaire qui en vaut une autre. En réalité, l’individu dont ils parlent – celui qui épiait les jeunes couturières de la rue Juan de Andas – repose depuis une semaine au fond de la mer, roulé dans une toile à sac et lesté de deux vieux boulets de canon et d’un grappin. Pressé par la nécessité d’obtenir une confession préventive, Tizón a commis l’erreur de confier le travail à son aide Cadalso et à deux sbires peu subtils au jeu des questions et des réponses. Le prisonnier ne devait pas être en bonne santé, et les interrogateurs ont eu la main trop lourde.

— Ce n’est pas trop grave, monsieur. Personne n’est au courant… Ou si peu.

García Pico l’invite à s’asseoir, d’un geste rogue.

— Ça, c’est ce que vous voudriez, dit-il pendant que Tizón s’installe sur une chaise et pose le portefeuille sur la table. L’assassinat de la dernière fille n’est pas passé inaperçu.

— Une rumeur que rien n’est venu confirmer, précise le commissaire.

— Mais il y a eu des demandes d’explications. Deux ou trois députés aux Cortès se sont même intéressés à l’affaire.

Seulement pendant quelques jours, objecte Tizón. Et en la voyant comme une mort de plus, isolée. Après, on a tout oublié. Il y a trop de choses qui attirent les questions, dans cette ville. Sans compter les bombes. Avec tous ces étrangers et ces militaires, les incidents sont légion. Pas plus tard qu’hier, un marin anglais a étranglé une prostituée dans le Boquete. Sept morts violentes depuis le début du mois, dont trois de femmes. Par chance, pratiquement personne n’a fait le rapprochement entre la dernière fille et les précédentes.

Cadix, ou la diagonale du fou
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